En écoutant le professeur John Goddard, auteur de nombreux travaux de recherche et de livres, la question fondamentale de la position d’une université – est-elle simplement « dans » un lieu, ou véritablement « du » lieu ? – se révèle d’une complexité abyssale. Elle exige en effet, une définition et une évaluation précises de son rôle civique au cœur d’un contexte en perpétuelle évolution. Pour saisir cette dynamique, un regard sur l’histoire britannique se montre particulièrement éclairant.
Des racines locales à la centralisation : l’évolution du rôle universitaire
Au XIXè siècle, le Royaume-Uni fut le témoin de l’éclosion de proto-universités, financées par les communautés locales, dans des cités industrielles florissantes telles que Newcastle, Sheffield ou Birmingham. Leur mission était ancrée dans les besoins immédiats : à Newcastle, l’ingénierie et la science soutenaient l’industrie minière, tandis que la médecine veillait à la santé de la main-d’œuvre. Ces institutions ne se contentaient pas d’un rôle technique ; elles stimulaient un dialogue public ardent sur l’avenir de la science et de la société. Ces universités, dites « red brick », furent un vivier de débats intellectuels vibrants au sein des villes provinciales.
Cependant, le XXè siècle marqua un tournant. Ces institutions, jadis si enracinées, se détachèrent progressivement de leur lieu d’origine à mesure que le financement centralisé de l’enseignement supérieur et de la recherche par l’État s’intensifiait. L’expansion rapide et souvent désordonnée des années 1960 et 1970, bien que visant à démocratiser l’accès à l’éducation, se fit sans réelle considération pour les spécificités des territoires, tandis que le gouvernement britannique consolidait son pouvoir à Londres, érodant par là même les ressources et l’autonomie des collectivités locales.
L’apogée de cette « non-planification » fut atteinte avec la loi sur l’enseignement supérieur de 2017 au Royaume-Uni, qui déréglementa la concurrence et poussa les universités à adopter un modèle « commercial », obsédé par les classements mondiaux et les revenus générés par les étudiants internationaux. Cette logique de marché a conduit à la marginalisation des universitaires au sein de la gouvernance institutionnelle et a positionné le Royaume-Uni à l’extrême en matière de négligence du rôle d’intérêt public de l’enseignement supérieur. Bien que d’autres nations européennes aient emprunté des voies similaires pour rivaliser avec le monde anglo-saxon, et même si le modèle américain des universités « land-grant » – autrefois dédiées au soutien de l’agriculture et de l’industrie locales – a parfois délaissé cet ancrage au profit des financements fédéraux ou des étudiants internationaux, la tendance générale fut souvent celle du détachement du lieu.
L’université face aux crises multiples
Pourtant, au cœur des crises multiformes de notre époque – économiques, sociales, politiques et environnementales – les universités se trouvent en première ligne. Elles peuvent être à la fois une partie du problème, prises dans la compétition féroce du marché académique mondial, et une partie essentielle de la solution, en contribuant au développement durable et à une croissance inclusive. C’est ici que prend tout son sens le concept vital d’institution d’ancrage, une entité capable de lier le global au local.
Le rapport GUNi (Global University Network for Innovation) met en lumière deux rôles cruciaux pour l’université :
- L’éducation, la recherche et l’innovation, contribuant à la position des nations, régions et villes dans la compétition mondiale.
- La création et la diffusion de connaissances, urgemment nécessaires pour orienter le monde vers un avenir durable et résilient.
GUNi, dans son rapport, affirme que les universités doivent s’engager explicitement à la fois avec les besoins immédiats de leur société civile locale et avec les défis globaux.

Le modèle normatif de l’université civique
Pour répondre à ces exigences pressantes, un modèle normatif d’université civique émerge, exhortant les institutions à se réinventer. Dans ce cadre, l’engagement sociétal est intégré conjointement à l’enseignement et à la recherche, transformant les relations transactionnelles à court terme en partenariats durables, fondés sur les besoins sociétaux, tels que ceux définis par les Objectifs de Développement Durable (ODD).
Adopter le rôle d’université civique signifie s’engager à :
- Poursuivre le bien public en alignant ses intérêts sur ceux de la société et en collaborant avec d’autres universités locales pour maximiser l’impact collectif.
- Jouer un rôle proactif en assurant que les ODD sont inclus dans les agendas locaux, en proposant des changements à l’éducation, en menant des recherches et en s’engageant avec les partenaires locaux et mondiaux.
- Éduquer les futures générations pour faire des ODD une réalité, leur transmettant les connaissances, compétences et partenariats nécessaires.
- Renforcer les capacités pour la mise en œuvre politique et managériale des ODD.
- Examiner et affiner les programmes d’études pour inclure de nouvelles valeurs et pratiques qui favorisent la résilience sociale et réduisent les risques environnementaux.
- Élargir et étendre l’accès et la participation à l’enseignement supérieur, en répondant aux besoins d’une cohorte étudiante de plus en plus diverse, des jeunes de 18 ans aux apprenants de 100 ans et plus.
- Adapter les structures organisationnelles et pédagogiques, y compris par l’apprentissage en ligne, ouvert et flexible.
L’ancrage : une vision holistique du lieu
L’ancrage d’une université dans son lieu se manifeste par des relations solides avec les institutions locales – le gouvernement, les entreprises, les communautés – et par une pertinence de la pratique académique (recherche et enseignement) pour le lieu où les praticiens vivent et travaillent en tant que citoyens. Il s’agit d’une vision holistique du développement local, qui intègre les dimensions physiques, sociales et culturelles, et invite les universitaires à se considérer non seulement comme des membres de l’institution, mais aussi comme des citoyens actifs de leur ville. La réflexion sur ce que signifie être un citoyen du lieu est fondamentale pour combler le fossé entre le monde académique et le quotidien.
Défis et initiatives concrètes pour une université civique
La transition vers ce modèle d’université civique n’est pas exempte d’embûches. Les universités traditionnelles ont souvent cantonné l’engagement civique à un rôle secondaire, souvent motivé par la recherche de financements à court terme, ce qui nuit à l’établissement de relations de confiance durables. Le marché mondial de l’enseignement supérieur, avec sa concurrence acharnée pour les étudiants et le personnel, ainsi que les signaux contradictoires des gouvernements (promouvant la compétition globale tout en ignorant le rôle civique), compliquent la donne. De plus, le manque de responsabilisation de certaines institutions, l’ignorance des citoyens quant à leur contribution locale, et la tendance à des financements gouvernementaux fragmentés et incohérents, créent des obstacles majeurs.
Pour surmonter ces défis, des initiatives concrètes sont proposées. Au Royaume-Uni, la commission des universités civiques a recommandé l’élaboration d’accords d’université civique, co-créés et signés avec des partenaires locaux. Ces accords visent à comprendre les besoins des populations locales, à établir des priorités claires pour l’avenir des villes et à mettre en œuvre des plans d’action et de financement. Plus d’une centaine de leaders universitaires se sont déjà engagés publiquement à adopter ces principes, affirmant leur engagement en tant qu’institutions ancrées localement à enrichir la vie économique, sociale, environnementale et culturelle de leurs communautés, sur la base d’analyses factuelles, de collaborations et de mesures claires des résultats. Le Réseau des Universités Civiques et le programme Civic Impact Accelerator soutiennent ces efforts, partageant les connaissances et maximisant l’impact collectif.


À l’échelle internationale, un mouvement grandissant d’universités civiques se dessine, comme en témoigne l’Alliance Universitaire Civique Européenne (2), qui regroupe des institutions européennes et africaines. Au cœur de cette dynamique se trouve le développement de partenariats en quadruple hélice, impliquant l’académie, l’industrie et le commerce, le gouvernement et le secteur public, ainsi que la société civile. Ces collaborations sont essentielles pour que l’innovation se traduise en avantages concrets pour les citoyens et pour soutenir les infrastructures souples nécessaires à la construction de relations complexes entre partenaires.

Le cœur de la question : l’utilité sociétale de l’académie
En fin de compte, la véritable question que les universités doivent se poser, et à laquelle elles doivent répondre, n’est pas seulement « En quoi sommes-nous excellents ? » mais bien « À quoi servons-nous ? ». C’est un appel vibrant à mobiliser l’ensemble de la communauté universitaire pour qu’elle réfléchisse à la manière dont son travail, quelle que soit la discipline, peut contribuer au développement futur de sa ville et de sa région. Cela implique d’intégrer une vision, des valeurs, des principes directeurs et des stratégies
(1) : https://www.guninetwork.org/about-guni/
(2) : CIVIS est l’alliance universitaire civique européenne, rassemblant une communauté de plus de 470 000 étudiants et 58 000 membres du personnel. Elle est le fruit d’une collaboration spéciale entre 11 établissements d’enseignement supérieur de recherche de premier plan à travers l’Europe : Aix-Marseille Université, Université nationale et kapodistrienne d’Athènes, Université de Bucarest, Université libre de Bruxelles, Universidad Autónoma de Madrid, Sapienza Università di Roma, Université de Stockholm, Eberhard Karls Universität Tübingen, Université de Glasgow, Paris Lodron, Université de Salzbourg et Université de Lausanne.
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