En prenant la parole tour à tour pour introduire deux journées de conférences dédiées au futur de l’Université, Marie-Agnès Ari, Vice-présidente de l’université Paris-Cité, François Germinet, conseiller du ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et François Taddei, fondateur du Learning Planet Institute, les trois intervenants s’accordent sur le fait que le monde est en proie à une série de crises interconnectées et persistantes.

François Germinet le formule de manière percutante :
« nous vivons une époque de crise et je dirais plutôt que la crise est notre mode de vie malheureusement et ces crises ne sont pas isolées, elles sont interconnectées, se chevauchant, fractales, résonnant à tous les niveaux, de la planète à nos institutions et à nos vies individuelles.«
Une réalité qui s’impose à tous et exige une remise en question fondamentale du rôle des universités. Marie-Agnès Ari insiste, quant à elle, sur les défis spécifiques posés par des événements récents comme la pandémie de COVID-19, qui a un impact profond sur les nouvelles générations d’étudiants, notamment sur leur développement cognitif. Elle note que « les sciences cognitives nous disent que cela ne sera plus jamais pareil. »
Première réflexion pour celles et ceux qui sont invités à écouter les débats, il faudra bien deux jours pour répondre aux questions posées en introduction par François Germinet :
« Les universités préparent-elles vraiment les étudiants à faire face à la complexité de notre époque ? Ou opèrent-elles encore dans un monde qui n’existe plus ? »
« Avons-nous changé en tant que présidents, en tant que gestionnaires de l’enseignement supérieur et de la recherche ? Sommes-nous des gestionnaires d’antan ou d’aujourd’hui ? »
D’ailleurs, pour répondre à ces questions, il faut sans doute se demander si l’université est une partie du problème ou si, au contraire, elle peut être une partie de la solution. François Germinet expose trois atouts majeurs que les universités possèdent pour être « partie de la solution et non du problème » :
- La Jeunesse / Les étudiants : Ils représentent un potentiel immense qui n’est pas toujours pleinement exploité.
- La Diversité : « La diversité est la meilleure réponse à la complexité et aux temps chaotiques », et les universités sont naturellement diverses et savent gérer cette diversité.
- La Recherche : La connaissance est « le meilleur ami de l’humanité », et la recherche est « un chemin vers la lumière, mais ce n’est pas la lumière. Les gens sont la lumière. »

En conclusion de son propos introductif, François Germinet nous offre une métaphore puissante : « L’université n’est pas un produit fini, mais c’est un corps vivant. » Cette vision appelle à une réflexion continue, à des « questions audacieuses » et à « accepter des réponses inconfortables ».
Dans une table ronde passionnante, c’est essentiellement la première question qui est traitée puisqu’il s’agira pour François Taddei, Dr Victoria Haro, Prof Isak Frumin et Hai Nam Pham, de proposer des solutions pour faire face aux « polycrises ».
Modérée par le Dr Pavel Luksha (LPI), cette table ronde va explorer en profondeur les enjeux posés devant nous. Les discussions ont convergé autour de quatre points clés, soulignant l’urgence d’une refonte profonde de la mission, des pratiques pédagogiques et de la gouvernance universitaire.
1 – La « Crise des Crises » : une magnitude de défis interconnectés
Le Dr Pavel Luksha explique en préambule le concept de « crise des crises » (crisis of crisis), expliquant qu’il ne s’agit pas d’un problème unique à résoudre, mais d’une « magnitude de défis » auxquels l’humanité est confrontée à différents niveaux. Cette polycrise se manifeste par :
- La crise écologique : Six des neuf « frontières planétaires essentielles » ont été dépassées par la société moderne, signifiant que « notre temps est essentiellement compté pour ce modèle de société ». Les vagues de chaleur, les sécheresses et la déforestation en sont des preuves quotidiennes.
- Les crises sociales et de justice.
- Les perturbations technologiques : L’Intelligence Artificielle (IA) est perçue comme « l’un des plus grands facteurs de rupture et l’une des plus grandes opportunités et menaces à la fois ».
- La crise de la santé mentale : Une « augmentation continue des problèmes de santé mentale, en particulier la dépression chez les jeunes » (environ 15 à 20% étant diagnostiqués avec une dépression sévère) est directement liée à la nature de la société, à l’anxiété climatique et à la surcharge d’informations.
Cette « crise des crises » est un état où « les choses sur-communiquent entre elles », forçant les universités à se demander si elles sont « partie de la solution ou partie du problème ».
2 – Une mission repensée : apprendre à « planétiser » et changer de perspective
François Taddei, fondateur du Learning Planet Institute, nous expose sa vision poétique et profonde de la mission universitaire : « apprendre à planétiser sous le regard de la planète en feu ». Cette vision implique une transition du « planète Je à la planète Nous » et une évolution « de la friction de l’écosystème à l’écosystème florissant ». Selon lui, les universités devraient enseigner aux étudiants à devenir des « citoyens engagés et conscients de nos vulnérabilités et interdépendances« .

Plus précisément, elles doivent :
- Enseigner la connexion : non seulement « en soi », mais aussi « avec les autres et avec la planète », et « avec nos émotions » (intérieures, collectives, planétaires).
- Changer de perspective : passer d’une focalisation étroite et d’un « esprit hyper-compétitif » à une « perspective planétaire, peut-être galactique, ou une perspective universelle ». Fait intéressant, François Taddei souligne qu’en français, le mot « univers » peut se décomposer en « uni vers », signifiant « unis vers », comme une invitation à réfléchir à ce vers quoi nous devrions nous unir. Il s’agit de passer d’un « système d’ego à un écosystème d’êtres ».
3 – L’art du dialogue et le « tissage des polarités »
Victoria Haro, co-fondatrice de l’Universidad del Medio Ambiente (UMA), souligne à son tour que la capacité à « dialoguer vraiment » est une différence majeure pour les universités. Il ne s’agit pas seulement de parler et d’écouter, mais de s’engager dans un échange où « nous apprenons tous dans le processus », y compris les enseignants.
Un aspect essentiel de ce dialogue est le « tissage des polarités » (weaving polarities). Dans un monde où « chaque idée avancée provoque immédiatement une opposition » et où les algorithmes des médias sociaux « nous font maintenir une sorte de fausse identité d’un point de vue polarisé », la polarisation est « super dangereuse » et peut mener à des « guerres civiles ». Les universités doivent enseigner comment « tisser les polarités » en explorant le « milieu gris » entre les oppositions. Cela nécessite des leaders et des méthodologies capables de « créer une troisième chose » qui rassemble les points de vue opposés, en trouvant la « créativité et les preuves » pour y parvenir. Cette compétence est vitale pour éviter la « meta-polarisation » et ses conséquences catastrophiques.

4 – Innovation pédagogique et gouvernance pour l’avenir
Tous les intervenants se retrouvent autour de la nécessité d’adapter les méthodes d’enseignement et de repenser la gouvernance universitaire. Nous avons retenu ici quelques propositions de nature à inspirer nos lecteurs :
Par exemple, le Dr Isak Frumin (responsable de l’Observatoire des innovations dans l’enseignement supérieur, Université de Brême) a noté des « progrès et des changements significatifs » dans l’enseignement supérieur, avec de nombreuses recommandations pour la « mission planétaire » (approche par projets, éducation entrepreneuriale, autonomie étudiante, bien-être) devenant « presque courantes ». Cependant, il a également identifié des « menaces significatives pour l’apprentissage interculturel et international » et des « attaques contre l’idéologie de la durabilité » dans de nombreux pays. Hai Nam Pham, en tant qu’étudiant du LPI, a souligné le besoin de « résilience » face à l’incertitude (guerres potentielles, impact de l’IA sur l’emploi) et a suggéré des programmes plus « interdisciplinaires » axés sur l’application de l’IA pour le « bien social ».

Sur le sujet de la gouvernance universitaire, une proposition audacieuse serait la création d’un « Conseil des générations futures » au sein de chaque université, capable de « mettre son veto aux décisions à courte vue ». Cette idée est d’ailleurs déjà mise en œuvre en Italie : 60 institutions italiennes ont décidé d’avoir une « chaise vide » symbolisant l’avenir dans leurs conseils. La recherche est nécessaire pour déterminer la meilleure façon de l’implémenter (qui devrait « s’asseoir » ? Un humain, une IA, ou encore un représentant d’autres espèces ?). La chaise vide symbolise-t-elle cette volonté de voir les choses autrement ?
Autre exemple couronné de succès, celui de Taiwan dans le renforcement de la confiance démocratique. Taiwan a été cité comme exemple de « gouvernance alternative » basée sur une « écoute approfondie » et l’utilisation de « réseaux pro-sociaux » pour « combler les polarités » et construire des ponts.
Enfin, l’initiative du « Remodel UN » vise à transformer le modèle des Nations Unies, en dotant les étudiants d’outils d’IA pour enrichir leurs conversations avec des données scientifiques, les perspectives de la nature et des générations futures, afin de « prototyper ces systèmes de gouvernance alternatifs » pour le 21e siècle. Le « Green Model UN » a déjà démontré le potentiel de l’intégration des voix étudiantes dans la conception d’une « académie planétaire ».
Faisant face à l’ère de la polycrise, les universités doivent activement embrasser leur rôle de catalyseurs du changement en cultivant le dialogue profond, en tissant les polarités, en innovant pédagogiquement et en expérimentant des systèmes de gouvernance inclusifs, pour véritablement former les « agents du changement » dont le monde a tant besoin.
Pouvons-nous compter sur les universités françaises pour porter ce combat courageux avec force et persévérance ?
C’est naturellement ce que nous souhaitons chez Simone et les Robots.
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