Je pense qu’il est essentiel de repartir des fondamentaux avant même de parler de technologie. La recherche en neurosciences, notamment les travaux de Stanislas Dehaene, a identifié quatre piliers fondamentaux de l’apprentissage, largement documentés dans la littérature scientifique : l’attention, l’engagement actif, le feedback (ou retour d’information) et la consolidation. La question n’est donc pas tant de savoir si la technologie est bonne ou mauvaise, mais si elle peut aider à mettre en place des dispositifs pédagogiques plus efficaces que le modèle traditionnel d’un cours magistral de deux heures où les étudiants écoutent passivement.
Et donc, la réponse à la question est oui, même si la technologie n’est pas toujours indispensable. Des outils comme Wooclap, que l’on appelle des student response systems, permettent aux enseignants de systématiser les bonnes pratiques pédagogiques avec peu d’efforts.
Concernant les progrès constatés en dix ans, ils sont considérables et touchent trois domaines principaux. Premièrement, l’infrastructure technologique : il y a dix ans, le Wi-Fi n’était pas omniprésent dans les amphithéâtres et tout le monde n’avait pas accès à la 3G. Aujourd’hui, l’accès à la 4G/5G ou au Wi-Fi est la norme dans la quasi-totalité des établissements. Deuxièmement, l’équipement des étudiants : le taux de pénétration des smartphones et des ordinateurs portables est extrêmement élevé, ce qui n’était pas encore tout à fait le cas il y a une décennie. Enfin, et c’est un point crucial, la littérature scientifique a énormément évolué. De nombreux articles ont démontré que, bien utilisées, les technologies peuvent réellement améliorer la qualité de l’apprentissage.
Cette évolution a aussi changé la perception des enseignants. Au début, beaucoup étaient réfractaires, et pour de bonnes raisons.
Le milieu universitaire est, à juste titre, prudent et demande des preuves scientifiques avant d’adopter une nouvelle technologie à grande échelle. Nous avons fait face à un cercle vicieux : pour obtenir des preuves scientifiques, il nous fallait des utilisateurs, mais pour que les universités nous fassent confiance, elles voulaient des preuves. Heureusement, des professeurs «early adopters» ont joué le jeu. Convaincus, ils ont partagé leur expérience, créant un effet boule de neige qui, au bout de deux à trois ans, a mené à des déploiements à grande échelle et à la publication d’articles scientifiques sur notre solution.
Avec l’avènement des livres, d’Internet et maintenant des intelligences artificielles génératives, l’accès à la connaissance est de plus en plus facile, rapide et quasiment gratuit, ce qui est une excellente chose en soi. Le véritable enjeu réside dans l’utilisation de cette connaissance à bon escient pour permettre à l’humain de continuer à progresser.
Ma conviction est qu’une des meilleures manières d’apprendre à l’ère de l’IA est de développer des projets concrets. Exploiter la connaissance pour un projet permet non seulement d’améliorer l’ancrage et la compréhension des concepts, mais aussi de faire des liens entre différentes disciplines et d’identifier ses propres limites ainsi que celles de la technologie.
Dans ce contexte, le développement de l’esprit critique devient un enjeu encore plus primordial qu’auparavant. Il faut avoir conscience que ni le contenu ni la technologie ne sont neutres. Une IA entraînée en Europe, en Chine ou aux États-Unis aura des biais et des prismes différents. Dans un monde où il est de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux, l’esprit critique est notre meilleur atout.
Je suis cependant en désaccord avec l’idée un peu provocatrice selon laquelle il ne faudrait plus acquérir de connaissances, mais seulement des compétences. C’est une erreur, car l’apprentissage se construit sur l’acquis : pour développer des compétences solides, il faut une base de connaissances. Sans cela, on se retrouve très vite en surcharge cognitive. Le rôle de l’apprenant évolue : il ne s’agit plus seulement de répondre à des questions, mais aussi d’apprendre à en poser, notamment pour interagir efficacement avec une IA. L’avenir de la pédagogie réside sans doute dans cette interaction permanente où l’on apprend à réfléchir et à exploiter la connaissance.
Lorsque l’IA générative a émergé, nous nous sommes demandé comment l’intégrer à Wooclap en respectant deux critères fondamentaux : faciliter la vie des professeurs et augmenter l’impact sur l’apprentissage. Nos premiers pas ont été un générateur de questions qui, à partir d’un thème ou d’un document de cours, crée automatiquement des QCM, des questions ouvertes, etc. C’est un gain de temps gigantesque pour l’enseignant.
Récemment, nous avons lancé cinq nouveaux agents, tous co-développés avec notre communauté d’enseignants et d’ingénieurs pédagogiques, ce qui assure leur pertinence et facilite leur adoption.
1. Le «Légendeur d’image» : l’enseignant charge une image (par exemple, le corps humain), et l’IA génère automatiquement les légendes, créant instantanément un exercice interactif.
2. L’ «Organisateur de réponses» : lors d’une question ouverte, des centaines de réponses peuvent s’afficher. Cet agent les regroupe en catégories thématiques, ce qui facilite grandement l’analyse et la discussion en direct.
3. Le «Générateur d’idées» : durant un brainstorming, cet agent peut endosser le rôle d’un expert absent (par exemple, un expert marketing ou financier) pour générer des idées, enrichir la discussion et même rebondir sur les propositions des participants. Des enseignants l’utilisent déjà pour générer des idées que les étudiants doivent ensuite critiquer, un excellent exercice pour l’esprit critique.
4. Le «Synthétiseur» : il résume en quelques points les nombreuses réponses à une question ouverte ou le contenu d’une session de brainstorming.
5. L’Agent de «Consolidation» : inspiré par la méthode de «peer instruction» d’Eric Mazur, professeur à Harvard, cet agent intervient lorsque les résultats à une question sont faibles. Il peut alors générer instantanément une nouvelle question, de même niveau et sur la même thématique, pour vérifier si la notion a été mieux comprise après une discussion en petits groupes.
Ces agents ne modifient pas la relation enseignant-apprenant en remplaçant l’humain, mais en l’augmentant. Ils libèrent l’enseignant des tâches chronophages pour qu’il puisse se concentrer sur l’animation, le débat et l’accompagnement personnalisé, tout en lui offrant de nouveaux outils pour challenger ses étudiants et rendre le cours plus dynamique et interactif.
C’est une excellente question, et il était primordial pour nous que la réponse soit oui. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi de lever ces fonds auprès d’un fonds à impact, qui valorise autant notre impact sur l’apprentissage que notre performance financière.
Concrètement, cela signifie que nous sommes tous, y compris le fonds d’investissement, alignés sur des objectifs communs et suivis via des indicateurs précis. Ces indicateurs nous assurent de garder le cap. Je peux en citer quelques-uns :
• Le nombre d’apprenants touchés : notre objectif est d’avoir un impact sur le plus grand nombre possible d’étudiants. Cela nous dissuade de prendre des décisions qui, comme augmenter nos prix par dix, pourraient améliorer nos revenus à court terme mais réduiraient notre portée.
• La satisfaction des utilisateurs (NPS) : nous mesurons en permanence la satisfaction des professeurs, des étudiants et des universités. Un score élevé nous indique que nous répondons à un réel besoin.
• Les résultats des études scientifiques : nous suivons de très près les études menées par des universités sur l’usage de Wooclap pour nous assurer que l’impact sur l’apprentissage reste positif.
Ces 25 millions d’euros ne sont pas une fin en soi, mais un moyen. Ils vont nous permettre de démultiplier notre impact en France et à l’international, mais surtout de renforcer notre capacité d’innovation pédagogique. Cet argent servira à recruter les talents nécessaires pour développer de nouvelles fonctionnalités, comme les agents IA, et continuer à poursuivre notre mission : rendre l’éducation plus efficace et engageante pour tous.