L’histoire nous l’enseigne : depuis l’antiquité, la relation entre la technologie et la pédagogie oscille entre fascination et répulsion.
Dans Phèdre de Platon, Socrates raconte l’histoire du Dieu Thot présentant son invention , l’écriture, à Pharaon : « Roi, lui dit Thot, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède, le pharmakon, pour soulager la science et la mémoire. »
Et Pharaon lui répond: « Tu lui attribues tout le contraire de ce qu’elle peut apporter. Le pharmakon, c’est le poison qui fera naître l’oubli. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. »
L’écriture, puis plus près de nous, l’imprimerie, la calculatrice, l’ordinateur jusqu’à l’apparition du web, de Wikipedia ou de Google ont toujours questionné le monde de l’Éducation, les disputes entre techno-sceptiques et techno-ravis.
L’IA générative, c’est notre dernier Pharmakon, à la fois remède et poison.
Enseigner et apprendre à l’ère des IA génératives
Le vent de panique du monde de l’Éducation autour des possibilités de tricherie aux examens, dès la sortie de ChatGPT fin novembre 2022, est derrière nous.
Le véritable débat se situe aujourd’hui autour des changements, probablement profonds, que les IA génératives vont générer sur nos manières d’enseigner et d’apprendre. À nous de poser, ou plutôt reposer, car cela a déjà été le cas pour d’autres technologies, la question de la relation entre l’enseignant, l’apprenant et les technologies, en l’occurrence les IA génératives.
Ce questionnement doit se faire en ayant en tête la boussole fondamentale qu’est l’alignement pédagogique défini par John Biggs en 1996 : la cohérence entre les objectifs d’apprentissage, les activités pédagogiques et les modalités d’évaluation pour les atteindre.
De ce questionnement, une typologie autour de quatre axes se dessine pour l’enseignant sur la place de l’IA dans un cours :
● Former sur l’IA : afin de comprendre les principes, les biais dans les corpus des données d’entraînement, les enjeux et les risques liés à leur usage au sein de la société, aux questions de droits d’auteur, de production de désinformation, d’impact écologique sur la consommation d’énergie et d’eau, sur les questions géopolitiques de souveraineté ou de transformation profonde de certains métiers ;
● Former sans l’IA : en identifiant les compétences pour lesquelles son utilisation ne doit pas être mobilisée et peut s’avérer contre-productive ou inappropriée.
Du côté de l’apprenant la question principale à laquelle nous devons l’amener à réfléchir est la suivante : À quel moment me faut-il apprendre :
● Avec l’IA : pour améliorer la qualité de mes productions, personnaliser les apprentissages ou accroître mon efficacité
● Sans l’IA : pour ancrer l’acquisition des savoirs, acquérir les méthodes et outils issus de la recherche, garder le goût de la lecture, apprendre à apprendre.
Repenser les évaluations
Une des tendances actuelles, pour contrer les risques de tricherie, est de revenir massivement aux examens sur table.
Cependant, cette solution ne peut être que transitoire. Le véritable enjeu est de repenser l’évaluation des compétences, précisément autour de la définition qu’en donne Jacques Tardif :
« un savoir-agir complexe prenant appui sur la mobilisation et la combinaison efficaces d’une variété de ressources internes et externes à l’intérieur d’une famille de situations »
L’IA prend alors sa juste place, celle d’une ressource externe mobilisée au bon moment, sans utilisation ou dépendance excessive. Et dans ce contexte, l’évaluation tiendra compte du processus autant, sinon plus, que du résultat.
Clarté et confiance
L’émergence des IA génératives a fait naître un double doute fondé sur une perception erronée des usages réciproques : d’un côté, l’enseignant percevant chaque apprenant comme un tricheur en puissance utilisant massivement l’IA et de l’autre, l’apprenant surestimant l’utilisation des IA génératives par l’enseignant, capable de tout sous-traiter à l’IA, depuis son plan de cours jusqu’à la correction automatique des copies.
Il faut impérativement redonner un cadre de confiance et de clarté entre l’enseignant et l’apprenant.
Ce cadre peut se définir à l’échelle institutionnelle au sein d’une charte sur les usages de l’IA, mais il doit aussi se décliner au sein de chaque cours avec une transparence réciproque dans les usages de chacun.
Cette transparence devrait d’ailleurs s’appliquer largement, en dehors du monde de l’Éducation, dans les médias, la publicité, les posts sur les réseaux sociaux ou la rédaction d’articles.
(Re)questionner les fondamentaux et le fonctionnement de l’Université
Plus largement, la place potentielle de l’IA, générative ou non, sur l’évolution des missions et du fonctionnement de l’Université doit nous amener à nous questionner.
Quels sont les impacts sur la recherche ? Comme objet d’étude pour les Sciences Humaines et Sociales, comme outil de travail pour l’ensemble de la communauté scientifique. Quels impacts sur les processus métiers, les équipes supports, la relation aux étudiants, l’efficience des services apportés aux usagers ?
Quels impacts sur les stratégies numériques des établissements ? Sur les questions d’acquisition de licences de solutions du marché versus d’investissement dans des infrastructures mutualisées ? Sur les IA, qui s’insinuent dans toutes les nouvelles versions des produits proposés par les éditeurs, au niveau des Edtech bien sûr, mais aussi dans les logiciels des bibliothèques universitaires, les outils bureautiques ? Sur la cybersécurité ?
comprendre le monde et l’appréhender dans sa complexité, savoir garder une distance critique, savoir écouter, argumenter et débattre.
À court terme, l’utilisation des IA génératives dans de nombreux métiers, pour traiter des tâches confiées il y a encore peu de temps à des stagiaires ou des apprentis pour « apprendre le métier », pose la question du sas d’entrée dans la vie professionnelle et des évolutions qu’il faut intégrer dans les programmes de formation pour en tenir compte.
Difficile, par contre, de se projeter à moyen et long terme dans un monde où l’IA est en constante évolution. Allons nous vers l’AI Générale, une forme d’intelligence supérieure à celle de l’être humain comme le prophétise certains ? Ou, au contraire, vers une consanguinité et un appauvrissement des IA, se nourrissant de leurs propres productions en polluant le web de contenus de moins en moins fiables ?
Difficile également de mesurer l’impact des IA génératives sur les fonctions cognitives des apprenants. Nous n’avons pas encore le recul suffisant pour en comprendre les effets. Cette « part de cerveau libre » dont parle Michel Serres dans Petite Poucette augmentera-t-elle notre potentiel ou conduira-t-elle à un appauvrissement de nos capacités ?
Une seule chose semble sûre : Au-delà d’un solide socle de connaissances scientifiques, économiques, sociales, historiques, politiques et culturelles, les enseignants devront fournir aux futurs étudiants les moyens d’acquérir les compétences nécessaires pour évoluer dans un monde en mutation, où l’IA n’est qu’une des facettes des transformations qui sont devant nous, ainsi que les clés de lecture pour préserver leur esprit critique dans des espaces où les données, voire les réalités, produites par les IA génératives seront nombreuses et incertaines.
L’Éducation a su se transformer lors des révolutions précédentes, celles de l’écriture, de l’imprimerie, du web et doit faire de même pour celle de l’IA. Nous devons adapter nos modes d’enseignement et d’apprentissage pour nous concentrer sur l’essentiel : former des esprits libres, utilisant de manière consciente et raisonnée ce qui doit avant tout rester des outils.
“Nous devons préparer nos étudiants pour un monde où ils exerceront des métiers qui n’existent pas aujourd’hui, dans lesquels ils utiliseront des technologies qui n’ont pas encore été inventées, pour résoudre des problèmes que nous n’imaginons pas”.
Cette phrase, prononcée il y a plus de 20 ans par Richard Ridley, n’a jamais été autant d’actualité.