Le système universitaire des Etats-Unis est assez éloigné de ce que nous connaissons en France. Très largement financés par des fonds privés les établissements supérieurs américains, disposent de moyens considérables (plus de 50 Mds $ pour Harvard par exemple), d’une énorme attractivité sur le plan mondial et accueillent un très grand nombre de chercheurs de haut niveau. Ainsi, parmi les 146 universités les plus cotées, Harvard, Berkeley, Yale ou Princeton sont fréquentées par l’élite économique et financière de la nation, comme le notait déjà en 2018 Richard Kahlenberg dans un article du monde diplomatique :

« plus de 50 % des grands patrons et 40 % des responsables gouvernementaux ont fait leurs études dans l’une des douze universités les plus cotées ».[1]

Pour autant, chaque État accueille plusieurs universités privées mais aussi publiques. Ces dernières sont de deux types : les universités « de » (University of Arizona) ou les universités de « l’état de » (Arizona State University). Les premières sont en général très sélectives quand les secondes sont moins prestigieuses et de fait moins sélectives. Bien entendu il existe quelques exceptions.

Depuis 2000, la proportion d’étudiants inscrits dans les universités publiques est stable autour de 75% de la population étudiante[2]. Force est de constater que les politiques menées depuis les années 80 ont permis une ouverture massive des universités pour l’ensemble de la population y compris les minorités ethniques. Aujourd’hui, il y a une plus forte proportion d’étudiants en université par tranche d’âge chez les jeunes issus des communautés asiatiques ou hispaniques, que parmi les nord-américains « blancs »[3]. Ce phénomène de « démocratisation » des parcours universitaires se retrouve également au sein du corps professoral et jusqu’au plus haut niveau des gouvernances. Tandis que la diversité gagne du terrain et que l’ouverture culturelle s’est installée comme symbole du progrès de l’ensemble de la société américaine, l’indépendance et la liberté pédagogique des établissements fait désormais l’objet de virulentes critiques.

Ainsi, lorsque les polémiques enflent autour des démissions de plusieurs présidentes d’universités américaines, faut-il y voir une remise en question de leur relative souveraineté ou la mainmise des financeurs privés sur le système éducatif ?

La démission de Claudine Gay, première présidente afro-américaine d’Harvard, a fait l’effet d’un tremblement de terre au sein de la communauté universitaire. Elle qui représentait la diversité et la promotion sociale souhaitée notamment l’ancien président Barak Obama, a été poussée vers la sortie par ceux qui ont mis en cause son manque de fermeté face à des positions jugées antisémites exprimées par des étudiants sur le campus. Un prétexte pour certains, qui y voient davantage l’intervention de l’aile droite du parti républicain, sous l’égide notamment de Ron DeSantis, gouverneur de Floride et futur candidat à l’investiture pour les élections présidentielles. Mais les principaux donateurs privés de Harvard sont également soupçonnés d’avoir alimenté la polémique, notamment Kenneth Griffin ou Bill Ackman sur X. Contribuer à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars chaque année, avoir son nom sur les bâtiments du campus le plus prestigieux au monde, permet-il d’influer sur la gouvernance universitaire ? Ce franchissement d’une ligne claire de neutralité absolue ou du devoir de réserve de la part des soutiens financiers privés ne manque pas d’alerter sur les limites d’ingérence du privé en matière d’éducation.

Deux autres présidentes, Elizabeth Magill de l’Université de Pennsylvanie et Sally Kornbluth du MIT ont été vivement critiquées, elles aussi, pour des positions trop « neutres » lors de leurs déclarations devant le Congrès le 5 décembre dernier. La première a démissionné tandis que la deuxième résiste pour le moment à cette incroyable chasse aux sorcières.

Au-delà des fortes tensions apparues sur les campus universitaires depuis le 7 octobre dernier, ayant notamment donné lieu à l’ouverture d’enquêtes par le département américain de l’Éducation, c’est bien l’indépendance et la liberté d’un système académique qui semblent soudainement fragilisées par des appétits politiques.

Est-ce transposable dans notre pays ? En quoi le modèle américain est-il plus susceptible de devenir un enjeu électoral ?

Jusqu’à présent, la France a su préserver son modèle universitaire de la privatisation économique.

Les universités sont publiques et leur financement est toujours très largement assuré par l’État. Les gouvernances sont élues au sein de la communauté universitaire et les influences extérieures sont encore assez faibles quand, aux Etats-Unis, la présidence est nommée par un conseil d’administration représentant les différents acteurs économiques financeurs.

Sur le plan politique, il est clair que les positions des Républicains les plus à droite comme le gouverneur DeSantis, ont fortement touché la communauté étudiante mais encore davantage celle des enseignants-chercheurs. Certains ont quitté leur université, notamment en Floride, où pèsent des menaces sur les libertés académiques, les titularisations et le partage de la gouvernance[4].

Le candidat à la primaire républicaine ayant voulu se positionner sur « l’intolérable montée des opinions de gauche » au sein des universités du pays, la réaction de nombreux professeurs a été de migrer vers des cieux plus cléments. Et la situation en Floride n’est pas isolée, des États tels que le Texas, la Caroline du Nord ou la Géorgie connaissent également une vague de mobilité académique plus importante qu’habituellement.

Dans l’Ohio, non seulement les plans d’actions votés pour soutenir l’inclusion et la diversité ont été abolis, mais les partenariats avec la Chine ont également été supprimés. Pourtant l’IUC (Inter University Coucil of Ohio qui regroupe 14 universités publiques) proteste et rappelle que « les données montrent que les efforts de DEI aident à créer une communauté universitaire qui génère un taux d’inscription et un taux de réussite plus élevés. Le DEI s’adresse aux étudiants handicapés, aux anciens combattants souffrant du syndrome de stress post-traumatique, aux étudiants issus de minorités et aux étudiants néo-américains qui peuvent avoir besoin d’une aide supplémentaire en raison de barrières linguistiques ou culturelles », ajoutant que « le DEI aide un plus grand nombre d’étudiants à réaliser le rêve américain de réussite par le biais d’une éducation universitaire. »[5]

Là encore, il y a une énorme différence de culture entre nos pays. En France, les libertés d’opinion et d’expression sont sans aucun doute un acquis inviolable de notre système universitaire. Néanmoins la qualité même des informations circulant dans le monde universitaire devrait être un point de vigilance fort. Le modèle universitaire français est construit sur la tolérance, l’esprit critique, le respect de la vérité scientifique, la confrontation d’hypothèses et de discours contradictoires au profit de la connaissance et de l’éducation de tous. Comment préserver ce modèle de l’envahissement des fake news ?

Ce que ce malaise du système américain met en lumière, c’est notamment le pouvoir malveillant des informations relayées par certains media, car les présidentes d’université mises en cause, les professeurs inquiets pour leur liberté, sont en quelque sorte les victimes de la manipulation de l’opinion. Le principal reproche adressé étant celui de ne pas verser dans la polarisation, dans le parti pris et la revendication affichée. Faute de s’exprimer fortement pour ou contre, comme le public le fait sur X par exemple, les personnes porteuses du savoir et de la connaissance académiques, garantes de l’esprit critique et du respect de la science, sont les premières visées par les populistes et certains mécènes. La véracité des informations propagées est au cœur des enjeux de société et du futur de la jeunesse. On l’a vu en France avec les débats autour de la vaccination contre le covid-19 ou des attaques contre les professeurs. Chaque fausse information peut ainsi remettre en question l’autorité de la science et du savoir.

Ne devrait-on pas s’alarmer que l’éducation soit ainsi à nouveau un enjeu politique visant à opposer les uns et les autres, quand l’accès à la connaissance devrait être universel et garanti pour tous ?

Demain, les étudiants de Harvard seront-ils sélectionnés selon leur opinion politique, leur acceptation des valeurs affichées par les principaux sponsors de leur université ? Demain, les universités d’un État seront-elles contraintes dans leur fonctionnement, dans leurs choix pédagogiques, leurs travaux de recherche par les visées électoralistes d’un gouverneur ?

Ces réponses appartiennent aux citoyens américains, au sein de la plus grande démocratie occidentale, mais nous pouvons sans doute nous inspirer du débat créé pour mieux comprendre les vertus du système universitaire public à la française. La liberté d’expression est souvent revendiquée par les étudiants du monde entier, comme à Hong Kong ou Taïwan très récemment, mais qu’en est-il de la liberté pédagogique ?

Restons engagés pour garantir cette liberté !