L’intégration de l’Intelligence Artificielle dans le processus de recherche scientifique ne se limite pas à une simple amélioration des outils existants ; elle représente une évolution fondamentale, voire une expansion, de la méthode scientifique elle-même. Pour comprendre cette transformation, il est impératif de définir les types d’IA pertinents et d’analyser comment ils s’insèrent dans le cycle de la recherche, depuis la formulation d’hypothèses jusqu’à la validation des conclusions.

Comment définir une IA pertinente pour la science ?

Depuis près de 30 ans, le terme « Intelligence Artificielle » englobe un vaste ensemble de techniques. Récemment, certaines applications sont devenues particulièrement centrales pour la recherche scientifique moderne. Désormais, l’apprentissage automatique (Machine Learning, ML) est prééminent, permettant aux systèmes d’apprendre à partir de données sans être explicitement programmés pour chaque tâche. De même, au sein du ML, l’apprentissage profond (Deep Learning), avec ses réseaux de neurones artificiels multicouches, a révolutionné l’analyse de données complexes telles que les images, les séquences génomiques ou les séries temporelles, en extrayant des caractéristiques hiérarchiques de manière autonome.

Mais au-delà de ces approches basées sur les données, c’est le raisonnement automatisé et la représentation des connaissances qui jouent un rôle croissant. En effet, ces techniques permettent à l’IA de manipuler des symboles, d’effectuer des déductions logiques à partir de bases de connaissances structurées, et de formuler des hypothèses explicables, se distinguant ainsi de l’approche purement corrélative de certains modèles d’apprentissage automatique. La convergence de ces paradigmes – capacité à apprendre des données et capacité à raisonner logiquement – est ce qui confère à l’IA son potentiel transformateur dans la science.

L’IA dans le cycle de la recherche scientifique

Traditionnellement, le cycle de la méthode scientifique est décrit comme une séquence d’étapes : observation, formulation d’hypothèse, expérimentation, analyse des données et conclusion. Nous constatons ainsi que l’IA est en train d’augmenter et, dans certains cas, de redéfinir chacune de ces étapes. Il est essentiel de savoir que l’IA, utilise notamment l’optimisation bayésienne, et adopte une approche probabiliste. À chaque étape, après chaque expérience, elle met à jour son modèle du monde. Elle ne cherche pas uniquement le « meilleur résultat » immédiat, mais elle calcule mathématiquement quelle prochaine expérience apportera le plus d’information globale pour réduire l’incertitude du modèle. Elle navigue intelligemment entre l’exploration qui consiste à tester des zones inconnues et l’exploitation qui permet d’affiner autour des zones prometteuses.

Pour la phase de génération des hypothèses sur lesquelles se basent la recherche, l’IA ne se contente donc plus d’analyser des observations humaines. Puisqu’elle peut elle-même générer des observations à grande échelle (par exemple, dans les télescopes autonomes ou les capteurs connectés), elle peut aussi formuler, en autonomie, des hypothèses. Par exemple, les modèles d’IA générative peuvent explorer l’espace des possibles pour proposer de nouvelles molécules candidates, des combinaisons de matériaux inattendues ou des schémas d’interaction protéine-protéine que l’intuition humaine aurait eu du mal à concevoir. C’est le passage d’une science où l’IA répond aux questions, à une science où l’IA aide à les poser.

Dans la phase d’optimisation et de conception expérimentale, l’IA permet aujourd’hui d’optimiser la conception d’expériences complexes. Grâce à des techniques comme l’expérimentation bayésienne ou l’apprentissage par renforcement, l’IA peut suggérer les paramètres expérimentaux les plus pertinents à tester pour maximiser l’information obtenue ou atteindre un objectif spécifique, réduisant ainsi le nombre d’essais coûteux et chronophages. Des systèmes peuvent même concevoir des séquences d’expériences entières, minimisant les biais et maximisant l’efficacité. Plusieurs études, notamment dans le domaine de la chimie de synthèse, ont montré ces avancées. [1]

La phase de la méthode scientifique où l’IA a un impact le plus visible est sans doute celle de l’acquisition et analyse de données. Face à l’explosion du Big Data scientifique (en physique des particules, en génomique, en climatologie), l’IA surpasse l’humain dans la filtration, la classification, la segmentation et la détection d’anomalies à des échelles impossibles pour l’analyse manuelle. Les algorithmes d’apprentissage automatique peuvent également identifier des motifs complexes dans des jeux de données massifs, révéler des corrélations cachées ou prédire des phénomènes futurs avec une précision remarquable. Ainsi par exemple, en 2020, le système AlphaFold2 de DeepMind qui a stupéfié la communauté scientifique lors du concours CASP, avec un test en aveugle rigoureux. Il a prédit la structure 3D de protéines avec une précision équivalente aux méthodes expérimentales lourdes (comme la cristallographie aux rayons X).[2]

Enfin pour l’interprétation et la communication des résultats, l’IA apporte une aide précieuse, notamment via des outils de visualisation intelligents ou des méthodes d’explicabilité qui tentent de rendre les décisions des modèles plus transparentes pour le chercheur. De plus, les récents progrès des modèles de langage suggèrent un rôle futur dans la rédaction assistée de publications scientifiques, la synthèse de la littérature ou même l’identification de lacunes de recherche.

Au total, l’IA ne se contente pas d’être un outil analytique parmi d’autres ; elle est en train de devenir un véritable « partenaire cognitif » pour le chercheur, étendant les capacités humaines à chaque phase de la découverte. Elle ouvre alors la voie à des approches de recherche que l’on qualifie parfois de « quatrième paradigme de la science » (après l’expérimentation, la théorie et la simulation numérique), axé sur l’exploration intensive des données.

Quels sont les défis critiques que pose son intégration ?

L’enthousiasme suscité par les prouesses prédictives de l’intelligence artificielle ne doit pas occulter les défis substantiels que son intégration pose à la rigueur de la démarche scientifique. L’adoption de ces outils n’est pas une simple mise à jour technique, mais une transformation qui interroge les fondements mêmes de la validation de ces nouvelles connaissances. Le premier obstacle majeur réside dans la tension inhérente entre la performance des modèles, notamment ceux issus de l’apprentissage profond, et leur interprétabilité.

Or, en science, la prédiction sans explication demeure insatisfaisante ; la validation d’une hypothèse nécessite de comprendre le pourquoi d’un résultat. C’est une préoccupation majeure portée par des chercheuses comme Cynthia Rudin (Duke University), qui met en garde contre l’utilisation de modèles « boîtes noires » pour des décisions à enjeux élevés, plaidant pour « que la communauté scientifique privilégie le développement de modèles intrinsèquement interprétables plutôt que de tenter d’expliquer a posteriori des algorithmes opaques ».[3]

Le manque d’explicabilité risque ainsi de transformer la recherche en un exercice purement corrélatif, entravant la formulation de nouvelles théories fondamentales lorsque le modèle atteint une conclusion valide par un cheminement opaque.

Parallèlement à cet enjeu épistémologique, la reproductibilité, pierre angulaire de la méthode scientifique moderne, se trouve mise à l’épreuve. À l’INRIA, par exemple, des chercheurs comme Gaël Varoquaux, alertent régulièrement sur les crises de reproductibilité potentielles induites par une utilisation naïve du machine learning dans des domaines complexes comme la neuro-imagerie. Leurs travaux soulignent la nécessité impérieuse de développer des cadres d’évaluation statistique rigoureux qui dépassent la simple course à la performance prédictive pour garantir la validité scientifique des résultats. Ainsi, pour Gaël Varoquaux, « il y a une vraie nécessité d’intégrer les sciences humaines et sociales aux recherches en IA, afin de dépasser les limites inhérentes aux chiffres ».[4]

Ainsi, la performance des systèmes d’IA est intrinsèquement dépendante des données d’entraînement et de la configuration fine des hyperparamètres. Au-delà des considérations purement méthodologiques, l’utilisation de l’IA soulève des questions éthiques profondes liées à la nature des données et aux biais qu’elles induisent.

Par ailleurs, des scientifiques comme par exemple, Raja Chatila, chercheur émérite au CNRS et figure centrale de la réflexion éthique sur la robotique et l’IA, insistent sur le fait que la responsabilité ne peut être déléguée à la machine. Ses interventions rappellent que l’intégration de systèmes autonomes dans la boucle de décision (y compris scientifique ou médicale) nécessite une approche « Ethique by design » pour éviter de perpétuer des biais sociétaux ou de fausser les protocoles expérimentaux.

« Il faut savoir qu’il est très compliqué pour un programmeur de faire comprendre à un système d’IA ce qu’il souhaite qu’il fasse exactement, raconte Raja Chatila. Par exemple, si je place au milieu d’une table un objet et que je demande à un robot d’atteindre le bout de la table le plus rapidement possible tout en évitant l’obstacle, j’imagine qu’il va chercher le trajet le plus court contournant l’obstacle explique-t-il. Mais pour optimiser son trajet, le robot choisit de le heurter violemment pour l’écarter ! Car j’ai oublié de lui dire ce qui me semblait aller de soi… ». [5]

On comprend ainsi qu’une variation mineure dans la distribution des données ou un ajustement non documenté de l’architecture du réseau peut conduire à des résultats divergents, rendant la généralisation des découvertes particulièrement ardue. Cette fragilité, couplée à une sensibilité parfois excessive aux perturbations (attaques adverses), pose un problème de robustesse critique pour des applications où la fiabilité doit être absolue.

Au-delà des considérations purement méthodologiques, l’utilisation de l’IA soulève des questions éthiques profondes liées à la nature des données. Les modèles ne sont jamais neutres ; ils sont le reflet des jeux de données sur lesquels ils sont entraînés, lesquels contiennent inévitablement des biais historiques, sociaux ou expérimentaux. Dans des domaines comme la recherche médicale ou les sciences sociales, le risque est réel de voir les algorithmes perpétuer, voire amplifier, des inégalités existantes ou des biais de confirmation, en favorisant les hypothèses dominantes au détriment de pistes de recherche alternatives pourtant prometteuses.

Enfin, l’irruption de l’IA dans le processus de découverte brouille les frontières traditionnelles de la propriété intellectuelle et de la responsabilité. La question de la paternité d’une découverte générée par un système autonome reste juridiquement et philosophiquement ouverte. De même, l’établissement de la chaîne de responsabilité en cas de résultat erroné ou préjudiciable — entre le concepteur de l’algorithme, le fournisseur des données et le chercheur utilisateur — nécessite une clarification urgente des cadres réglementaires.

Perspectives : vers une redéfinition du paradigme de recherche

La résolution progressive de ces défis ouvre la voie à une transformation radicale de la pratique de la recherche dans les décennies à venir. L’une des perspectives les plus audacieuses est l’émergence de laboratoires dits « autonomes » ou « auto-guidés ». Dans ce paradigme, l’IA ne se contente plus d’analyser les données a posteriori, mais pilote le cycle expérimental en boucle fermée. En couplant des algorithmes d’apprentissage par renforcement à la robotique de laboratoire, ces systèmes peuvent concevoir des expériences, les exécuter physiquement, analyser les résultats en temps réel et ajuster les paramètres pour l’itération suivante, optimisant ainsi l’exploration de l’espace de recherche à une vitesse inaccessible à l’humain.

Cette automatisation poussée ne signifie toutefois pas l’obsolescence du chercheur, ni celle des ingénieurs ou assistants de recherche, mais plutôt une évolution profonde de leur rôle vers une synergie homme-machine accrue. Libéré des tâches répétitives de manipulation et de traitement initial des données, le scientifique pourra se concentrer sur des fonctions cognitives de plus haut niveau : la formulation de questions fondamentales, l’interprétation conceptuelle des résultats complexes fournis par l’IA et la validation éthique des démarches.

Cette vision d’une intelligence artificielle complémentaire plutôt que substitutive est au cœur de la stratégie de recherche française, telle qu’elle a été esquissée notamment dans le rapport fondateur « Donner un sens à l’Intelligence Artificielle » confié au mathématicien Cédric Villani en 2018. Sa vision promeut une IA qui « augmente » les capacités humaines et insiste sur la nécessité vitale de l’interdisciplinarité. Il ne s’agit pas seulement de former des experts en algorithmes, mais de créer des ponts solides entre les mathématiciens, les informaticiens de l’INRIA et les chercheurs en sciences expérimentales ou humaines du CNRS, pour que l’outil soit parfaitement adapté aux problématiques métiers. « L’IA ne peut pas être une nouvelle machine à exclure », écrivait déjà Cédric Villani.[6]

Cette transition exige en conséquence une adaptation des cursus universitaires pour former des « chercheurs hybrides », possédant une expertise multiple dans leur domaine disciplinaire et en science des données, capables de dialoguer avec les algorithmes et d’en comprendre les limites.

Pour que cette révolution soit bénéfique à l’ensemble de la communauté scientifique, elle devra s’appuyer sur une gouvernance robuste du partage et de la normalisation. L’efficacité future de l’IA dans la recherche dépendra de la capacité collective à mettre en œuvre des principes de données FAIR (Faciles à trouver, Accessibles, Interopérables et Réutilisables) et à développer des plateformes ouvertes où modèles et jeux de données peuvent être partagés de manière transparente. Enfin, l’établissement de cadres de gouvernance éthique transnationaux sera indispensable pour assurer que le déploiement de cette intelligence augmentée de la découverte se fasse de manière responsable, équitable et au service du bien commun.

[1] Häse, F., Roch, L. M., Kreisbeck, C., & Aspuru-Guzik, A. (2018). Phoenics: A Bayesian optimizer for chemistry. ACS central science, 4(9), 1134-1145. (Cette étude présente un outil d’optimisation bayésienne spécifiquement conçu pour la chimie et démontre comment il surpasse les stratégies de recherche humaines ou aléatoires en trouvant des conditions optimales plus rapidement et en explorant l’espace de manière plus agnostique.)

[2] Jumper, J., et al. (2021). Highly accurate protein structure prediction with AlphaFold. Nature, 596(7873), 583-589

[3] Rudin, C. (2019). Stop explaining black boxes for high-stakes decisions and use interpretable models instead.Nature Machine Intelligence, 1(5), 206–215.

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