Jean-Marie Cognet, CEO UbiCast & VP Enseignement Supérieur EdTech France

Jean-Marie Cognet, CEO UbiCast & VP Enseignement Supérieur EdTech France

Que représente le marché américain pour la filière EdTech française ?

Les Etats-Unis, c’est un gros marché, et ce pour plusieurs raisons :

  • Les clients sont early adopters, ils dégagent facilement des budgets pour tester des innovations qui leur paraissent pertinentes.
  • Contrairement à l’Europe, il s’agit de 50 États qui parlent la même langue et ont peu ou prou la même législation.

En conséquence, une entreprise et dans notre cas précis une EdTech, peut rapidement passer à l’échelle si l’alignement entre les besoins du client et sa solution fonctionne bien.

Il y a cependant quelques contreparties. Le marché américain est très concurrentiel, un brin (pour rester sympa) protectionniste, chauvin et surtout très judiciarisé. Il y a quelques années, nous avons essayé de nous y développer avec UbiCast et nous avons dû débourser une somme d’argent non négligeable pour “baliser” le terrain juridique. J’ai même appris à cette occasion qu’il existe des cabinets spécialisés dans l’analyse des nouveaux entrants pour les attaquer sur les problématiques de propriété intellectuelle… En gros, si tu ne protèges pas ton nom par exemple, un tiers va le déposer localement suite à ton entrée sur le marché et t’attaquer dans la foulée !

Pour conclure sur ce sujet, je dirais que le marché américain est très tentant, pour plein de bonnes raisons, mais il faut y aller préparé, avec un budget conséquent pour y lancer les opérations localement.

Les investissements américains dans la filière EdTech sont de plus en plus importants (8,3M$ en 2021 contre 2,3M$ en 2019 et 2020). Cela a-t-il un impact sur la concurrence exercée sur le marché français ?

La période COVID a mis en lumière l’apport des EdTech et permis à des établissements de continuer, voire de développer leur activité. Ce coup de projecteur a attiré la curiosité des fonds d’investissement sur notre secteur, partout dans le monde.

En revanche, et nous le savons tous, l’accès à ces sources comme le montant des financements est bien plus important outre Atlantique. Quand une EdTech française lève 2 ou 3 millions d’euros, son concurrent américain en lève 50 ou 60. La promesse qu’ils font à leurs nouveaux actionnaires est bien souvent d’aller “conquérir le monde”, en brûlant vite et fort les nouveaux capitaux, fraîchement reçus.

La conséquence, c’est une arrivée ou un renforcement de leur présence sur certains marchés, comme l’Europe évidemment, avec des stratégies très agressives, car ils doivent montrer rapidement une croissance de leur chiffre d’affaires / nombre de clients / nombre d’utilisateurs, selon les modèles économiques.

De par mon expérience personnelle chez UbiCast, j’observe cela avec un certain effroi depuis quelques trimestres. Dans une série d’appels d’offres aux Pays-Bas, nous nous sommes fait laminer sur la partie Prix de nos évaluations, alors que nous étions pleinement dans la course sur la partie Technique. Très honnêtement, j’ai le sentiment qu’ils “achètent” les clients à perte… Dans notre domaine de la vidéo dans l’enseignement supérieur, les coûts d’opération du service sont non négligeables : nous hébergeons des grands volumes de données, nous transcodons les vidéos, ce qui demande beaucoup de temps machine, et la diffusion se fait à de larges audiences, impliquant des coûts de bande passante conséquents. Alors quand une université de 30 000 étudiants qui produit et diffuse plusieurs dizaines de To de vidéos par an se voit offrir un contrat à 15 000€ par an, je prends ma calculette et je ne comprends pas comment c’est possible.

Tout dernièrement, c’est même allé un cran plus loin lorsque j’ai appris qu’un groupe de 12 écoles en France s’était fait offrir une plateforme pour chaque établissement, gratuitement et de manière illimitée pendant un an… Chez UbiCast, nous ne pouvons pas nous permettre de faire cela. C’est en ce sens que j’ai écrit un coup de gueule sur les réseaux sociaux, ce que je ne fais pas habituellement. Mais là, franchement, j’étais exaspéré. J’ai reçu une quarantaine de commentaires, ce qui prouve que nous ne sommes pas seuls à vivre ce type d’expérience.

Maintenant je comprends très bien la manœuvre… Dans un an, cette entreprise leur proposera un joli devis et comme les usages auront pris, la solution sera intégrée aux autres outils, le corps enseignant sera formé, alors pourquoi diable changer de solution, même si le prix est jugé trop élevé ?

C’est difficile pour une société étrangère de pénétrer le marché français sans avoir un bureau local et des salariés sur place. Du coup, fort de leurs nouveaux financements, ces EdTech américaines jouent avec leurs moyens et installe un bureau de représentation, le plus souvent à Londres. Mais est-ce une réponse aux besoins du marché français ?

Pour ma part, j’invite les établissements ESR français à évaluer de manière impartiale et dans la durée les différentes offres qu’ils reçoivent.

Surtout, je leur suggère d’être attentifs et vigilants sur le front du RGPD en ne prenant pas tout ce qui leur est dit pour argent comptant. Le RGPD est l’une des seules barrières qui nous protège en Europe, alors servons nous-en !

Quand une entreprise américaine opère ses services dans un Cloud américain, y compris localisé en Europe, depuis des bureaux à Londres, et bien tous les avocats du secteur vous expliqueront que c’est incompatible avec l’arrêt Schrems II de la Cour Européenne de Justice.

Nous n’avons pas la chance d’avoir un Buy European Act, ni un Small Business Act en Europe, alors tentons au moins de favoriser les entreprises intègres qui respectent réellement le cadre légal et gèrent les données personnelles de manière éthique.

Quel est le rôle des gouvernements dans le développement rapide des filières EdTech des différents pays ? Que se passe-t-il en France et en Europe ? La filière EdTech est-elle soutenue par des initiatives publiques fortes ?

Récemment, le Département américain de l’Éducation a élargi la définition d’un prestataire de service tiers pour les établissements et promis des pénalités si l’entreprise prestataire n’est pas américaine ou possédée par un américain (source). Personnellement, j’appelle ça du protectionnisme.

Dans un tout autre registre, en Chine, l’État a interdit le recours à des entreprises en matière de soutien scolaire, et donc fait disparaître du jour au lendemain un marché de 260 milliards de dollars… Ce qui a fait couler quelques grosses boîtes du secteur. (source)

Chez nous, en France, nous avons tout d’abord créé une association, EdTech France, qui rassemble 450 entreprises de notre secteur et qui a vocation à porter nos voix de manière plus forte et lisible auprès des hautes instances. L’association est elle-même membre de la European EdTech Alliance, qui fédère les différentes associations nationales en Europe.

Du côté des pouvoirs publics, on saluera la mention très explicite invitant les établissements répondant à l’AMI DemoES à co-construire leur réponse avec des EdTech. En pratique néanmoins, tout ne s’est pas partout déroulé comme prévu dans les relations entre les établissements et les EdTech en terme de répartition du financement. Mais la volonté politique affichée est tout à fait louable et il faut continuer dans cette voie. Le gros avantage selon moi, c’est la possibilité, via un financement public, d’accélérer et d’orienter la R&D des EdTech vers les besoins du terrain exprimés par les établissements. Nous autres, EdTech françaises, sommes extrêmement enthousiastes à l’idée d’embaucher localement en France, financer des doctorants et des transferts de recherche avec les établissements. Nul doute que les besoins adressés par ces futures solutions existent aussi en Allemagne, Belgique, Italie, Espagne et que nos EdTech pourront essaimer leurs nouvelles solutions, se développer et faire rayonner le savoir-faire français au-delà de nos frontières !

Envie de découvrir chaque mois une nouvelle interview EdTech? Une seule chose à faire, vous inscrire à notre newsletter qui vous donnera Des Nouvelles de Simone !!