Imaginer l’université de demain, c’est accepter qu’elle est déjà engagée dans une transformation numérique profonde, qui ne cesse de s’accélérer. Cette transformation n’est pas une option : elle est devenue un impératif stratégique pour chaque établissement. Gouvernance, expérience étudiante, cybersécurité, financement : ces quatre enjeux structurent aujourd’hui toutes les feuilles de route et conditionnent la réussite des chantiers que nous ouvrons.
Les directions du numérique savent combien ces projets sont complexes, parfois difficiles à expliquer dans toute leur profondeur. Pourtant, ils sont décisifs : c’est bien de leur anticipation, de leur pilotage et de leur appropriation collective que dépend la capacité des universités à rester à la hauteur des attentes de leurs communautés.
Car au-delà des technologies et des outils, il s’agit d’un changement culturel et organisationnel. C’est l’idée d’embarquer toute la communauté – enseignants, étudiants, personnels administratifs, directions – dans une évolution qui touche nos usages quotidiens, nos modes de travail et nos façons de partager la connaissance.
La transformation numérique, une affaire de gouvernance
Le premier constat est sans appel : un projet de transformation numérique échoue presque toujours s’il est perçu comme un simple projet technique. Pour réussir, il doit être conçu et porté comme un projet global d’établissement, adossé à une vision stratégique claire, idéalement alignée sur une mandature complète, et si possible sur plusieurs mandatures successives.
Cela suppose un soutien indéfectible de la présidence, des doyens et de la direction générale des services. Sans ce portage politique, les directions du numérique se retrouvent seules face à une accumulation de demandes impossibles à arbitrer. Le résultat est connu : des projets qui s’enlisent, des priorités contradictoires, et des équipes épuisées.
C’est pourquoi nous avons mis en place, à l’Université de Lille, une gouvernance structurée à trois niveaux :
• une gouvernance transverse, qui réunit présidence, premier vice-président et DGS pour arbitrer régulièrement les priorités
• un comité stratégique, deux fois par an, avec le président, les doyens et les vice-présidents institutionnels pour valider les grandes orientations.
Mais la gouvernance seule ne suffit pas. Un autre facteur clé de réussite réside dans le pilotage fonctionnel mature des projets.
Il ne s’agit pas uniquement de piloter la partie technique : chaque projet doit avoir son « product owner », c’est-à-dire un responsable métier qui porte la maîtrise d’ouvrage, exprime les besoins, arbitre les choix fonctionnels et accompagne les utilisateurs dans le changement.
Dans des établissements de grande taille et à fonctionnement fédératif comme Lille, cette maîtrise d’ouvrage déléguée est indispensable. Sans elle, les risques sont nombreux : des processus non harmonisés, des applicatifs partiellement utilisés, voire contournés, et au final une perte de qualité des données et de capacité de pilotage. L’expérience montre qu’une composante qui juge un SI inadapté à ses usages aura tendance à développer sa propre solution à côté, au détriment de la cohérence globale. C’est précisément le rôle de la maîtrise d’ouvrage fonctionnelle que d’éviter ces dérives, de construire des compromis acceptés et de garantir que les outils numériques servent bien l’ensemble de l’établissement.
La technologie n’est qu’un outil, la véritable transformation est d’abord politique, fonctionnelle et organisationnelle.
L’étudiant au centre, un changement de paradigme
Longtemps considérés comme les “parents pauvres” des services numériques, les étudiants sont désormais au cœur des stratégies de transformation. Leur outil principal, parfois unique, est le téléphone portable : tout projet doit donc aujourd’hui être pensé mobile first.
À l’Université de Lille, nous avons pris ce virage il y a plusieurs années avec une logique simple : offrir aux étudiants une expérience fluide, personnalisée et réellement utile. Cela s’est traduit par le développement de LILU, une application mobile conçue en interne et plébiscitée par trois quarts de nos étudiants. Accessible depuis Android et iOS, elle rassemble les services numériques les plus utilisés : emploi du temps nominatif mis à jour en temps réel (y compris les changements de salle ou de groupe), consultation des notes, accès à la messagerie institutionnelle, intégration de Moodle, plans de campus interactifs… LILU est pensée comme une porte d’entrée unique et évolutive, enrichie selon les retours des étudiants eux-mêmes.
Mais le changement de paradigme va bien au-delà d’une application. Il s’agit de replacer les étudiants au centre de la conception des services numériques pour construire des outils qui simplifient vraiment leur quotidien et garantissent leur accessibilité. C’est pourquoi notre établissement s’est formellement engagé dans une démarche de mise en conformité de ses principaux services, dont l’application mobile, au travers d’un schéma pluriannuel d’accessibilité numérique (SPAN). Cette trajectoire n’est pas un simple exercice réglementaire : en rendant l’information plus simple à trouver et à utiliser, on améliore directement le quotidien des étudiants et on rend l’université plus inclusive.
L’avenir ouvre de nouvelles perspectives. L’intelligence artificielle sera un levier puissant pour fluidifier l’accès à l’information. Les chatbots basés sur des modèles RAG permettront aux étudiants d’interroger directement le corpus documentaire de l’université et d’obtenir des réponses contextualisées, sans avoir à parcourir des pages complexes. Nous préparons ainsi l’intégration de solutions souveraines comme ILaaS, pour garantir à la fois innovation et indépendance.
Enfin, la transformation numérique étudiante ne peut ignorer un autre enjeu décisif : la commodalité, avec la captation de cours et leur mise à disposition en VOD selon les choix pédagogiques.
Demain l’expérience étudiante sera donc de plus en plus numérique. Nous devons anticiper toutes les frictions qui pourraient entraver le progrès qu’elle générera afin de libérer l’accès à la connaissance.
Cybersécurité : la fin des illusions, une question de survie
Le niveau de maturité en matière de cybersécurité dans l’enseignement supérieur reste faible. Cette fragilité s’explique par plusieurs facteurs : une culture de la liberté, particulièrement dans le monde de la recherche, qui conduit encore trop souvent à l’utilisation de matériels personnels non administrés ; la complexité des co-tutelles (CNRS, Inserm, universités…) qui brouille la répartition des responsabilités ; ou encore la dispersion des pratiques entre laboratoires. Résultat : une sécurité fragmentée et inégale, là où les établissements devraient au contraire avancer avec une politique homogène et partagée.
Face à cette situation, il est impératif que la cybersécurité soit portée au plus haut niveau de l’établissement. La règle est claire : tous les postes de travail sont sécurisés par la direction du numérique, qui en assure le chiffrement, la protection par EDR, la mise à jour automatisée des logiciels et le suivi via un inventaire technique. Par défaut, les usagers ne disposent pas de droits administrateurs sur leur poste. Pour tenir compte de la spécificité de certains périmètres, notamment la recherche, une charte de co-administration a été mise en place. Elle permet à un utilisateur d’obtenir des droits élargis, mais uniquement dans un cadre formalisé et en respectant les mêmes obligations de sécurité : mises à jour régulières, système d’exploitation maintenu par l’éditeur, conformité avec la politique de l’établissement.
En cas de manquement, la sanction est immédiate : le poste est déconnecté du réseau. Ces exigences s’appliquent à tous les personnels de l’établissement : enseignants, chercheurs, personnels administratifs. Restreindre la sécurité au seul périmètre administratif reviendrait à protéger la périphérie tout en laissant sans défense les zones les plus sensibles.
L’adoption de la directive européenne NIS2 marque une véritable révolution. Les établissements de recherche devraient désormais être considérés comme des entités essentielles, ce qui impose un alignement sur l’état de l’art en cybersécurité : supervision 24/7 (SOC/EDR), authentification multi-facteurs (MFA), tests d’intrusion, exercices de crise réguliers. Ces nouvelles obligations représentent un saut culturel autant que financier et les établissements doivent se préparer à absorber cette charge. Mais au-delà des outils, c’est une évolution de culture qui s’impose. Les attaques récentes – de Paris-Saclay à la mairie de Lille, en passant par le Muséum d’histoire naturelle – ont montré l’ampleur des risques: paralysie des services, perte de données stratégiques, blackout total parfois pendant des mois. Les universités ne peuvent plus se réfugier dans une posture de naïveté ou d’exception académique.
Il existe encore des débats sur la tension entre liberté et sécurité. Mais aujourd’hui, toute personne exerçant des responsabilités dans un établissement d’enseignement supérieur sait qu’il n’y a plus d’arbitrage possible : la protection collective doit primer.
La cybersécurité n’est plus une option technique, c’est une condition de survie institutionnelle
Financement du numérique : la dépendance cachée aux géants américains
Le financement du numérique dans l’enseignement supérieur se heurte à une double difficulté : une dépendance croissante vis-à-vis des géants américains et une organisation nationale marquée par l’absence de pilotage vertical. Contrairement au scolaire, où l’administration centrale finance et coordonne directement de nombreux services numériques, l’ESR fonctionne sur un modèle d’autonomie qui fragmente les moyens et disperse les efforts. Chaque établissement doit assumer seul des choix structurants, sans bénéficier d’une stratégie nationale consolidée.
Dans ce vide institutionnel, ce sont les associations professionnelles qui jouent un rôle décisif. Le CSIESR (informaticiens de l’ESR), l’ADSI (directeurs du numérique) ou encore ESUP structurent une mutualisation horizontale : partage de bonnes pratiques, veille technologique, développement et diffusion collective de solutions. ESUP, en particulier, illustre cette logique en concevant des briques logicielles mutualisées mises à disposition de l’ensemble des établissements, là où les acteurs institutionnels ne couvrent pas tout le spectre des besoins.
Mais cette organisation horizontale ne suffit pas à compenser la pression des GAFAM. Microsoft 365, Google Education sont proposés à des tarifs quasi-gratuits, instaurant une dépendance massive. Ces offres à prix cassés, qui relèvent d’un véritable dumping, empêchent l’émergence d’acteurs européens capables de rivaliser. Et lorsque les remises se réduisent, la réalité budgétaire frappe de plein fouet: Zoom a déjà doublé ses tarifs en cinq ans, VMware a quadruplé les siens, Adobe et les suites scientifiques comme MATLAB ou LabView suivent la même trajectoire.
Si Microsoft ou Google mettaient fin demain à leurs conditions préférentielles, nombre d’universités françaises seraient dans l’incapacité de maintenir leurs services actuels.
La difficulté est d’autant plus forte que d’autres charges viennent s’ajouter : la cybersécurité impose des investissements lourds ; l’AMUE bascule ses logiciels structurants (Pégase, SIFAC+) en mode cloud avec un surcoût d’hébergement ; et les attentes des usagers se multiplient avec l’IA générative, dont les coûts restent prohibitifs à grande échelle.
À Lille, nous avons dû absorber une hausse de 20 % du budget numérique en un an, uniquement pour maintenir l’existant et répondre aux nouvelles obligations.
La question n’est donc plus seulement budgétaire. Elle est politique : voulons-nous continuer à subir une dépendance stratégique à des acteurs étrangers, ou investir collectivement, via la mutualisation et le soutien aux solutions souveraines, dans un modèle soutenable pour l’ESR ?
La transformation numérique n’est pas un choix mais une trajectoire incontournable pour l’enseignement supérieur. Elle bouscule nos pratiques, nos équilibres financiers et notre organisation, tout en ouvrant des perspectives inédites. Gouvernance, expérience étudiante, cybersécurité, souveraineté technologique : chacun de ces enjeux est vital, et tous sont profondément liés. La question n’est donc plus de savoir si nous devons transformer nos universités, mais comment nous pouvons le faire en conjuguant innovation, soutenabilité et indépendance. C’est un chemin exigeant, parfois contraint par les réalités budgétaires ou sécuritaires, mais c’est aussi un formidable levier pour réinventer nos manières d’enseigner, de travailler et de partager la connaissance. Il nous appartient désormais de faire de cette transformation une opportunité collective, portée au plus haut niveau des établissements, et partagée par l’ensemble de la communauté universitaire. Car derrière les tensions et les contraintes, il y a un espoir : celui d’un numérique qui renforce notre mission première, transmettre et produire du savoir au service de tous.