Publié le 14/10/2025

Un article écrit par
Simone et les Robots

Au fil de cette période, le paysage de l’enseignement supérieur français a vu le nombre d’établissements privés croître de façon spectaculaire, dépassant désormais les 14.000. Cette expansion s’est accompagnée d’une hausse significative de la part des étudiants inscrits dans le privé, qui atteint aujourd’hui environ un quart des effectifs totaux du secteur. De nouveaux groupes, des campus étrangers et des organismes hors cadre réglementaire national se sont implantés, aux côtés d’écoles spécialisées et de centres de formation professionnelle innovants, des établissements à but non lucratif, souvent associés à des missions d’intérêt général. La croissance du secteur privé n’est pas univoque, elle comprend à la fois des initiatives éducatives porteuses d’innovation, mais aussi des modèles largement dominés par des enjeux financiers parfois au détriment du bien-être des étudiants et de la qualité académique. Comme le montre l’enquête de Claire Marchal dans Le Cube, ces acteurs lucratifs, généralement liés à de grands groupes privés, devenus de puissantes multinationales, exercent une forte pression sur la rentabilité, ce qui conduit parfois à des stratégies de croissance agressives, avec des pratiques critiquées sur la qualité de la formation, la surcharge des étudiants et des logiques commerciales pesant sur les contenus pédagogiques. Parallèlement, plusieurs EdTech françaises et internationales se sont imposées parmi les acteurs incontournables du secteur, à l’image d’OpenClassrooms ou de Wooclap, participant activement à la mutation technopédagogique de l’offre.

L’émergence de ces nouveaux acteurs s’est également traduite par la mise en place de schémas de coopération innovants, favorisant le développement de formations hybrides et la co-construction de diplômes en partenariat avec les établissements publics. Les institutions mutualisent de plus en plus leurs moyens et diversifient leur offre grâce à des collaborations avec les acteurs privés et les entreprises. De plus, les collectivités territoriales et les acteurs économiques locaux s’impliquent dans le soutien des initiatives régionales en matière d’enseignement supérieur, consolidant l’offre territoriale et soutenant le développement des compétences au niveau local.

Dans ce contexte mouvementé, quelles sont les décisions qui détermineront la souveraineté et la pertinence du système pour la décennie à venir ?

Pour comprendre les futurs possibles, il est impératif de diagnostiquer précisément les forces structurelles et conjoncturelles qui exercent une tension sur le système ESR actuel. Cette analyse met en lumière les fractures internes qui le fragilisent, le choc technologique qui le contraint à muter, et l’évolution récente d’un paysage institutionnel de plus en plus complexe. C’est à l’intersection de ces dynamiques que se dessinent les trajectoires de demain.

Avant d’imaginer demain, il faut avoir en tête qu’aujourd’hui, le socle humain et financier du système ESR est pris en tenaille par un effet de ciseau qui met en péril son équilibre stratégique.

D’un côté, une crise démographique s’annonce ; de l’autre, le financement public montre des signes de contraction, créant une tension intenable.

Une vague de départs massive

Le système fait face à un défi démographique majeur. Les projections indiquent une accélération spectaculaire des départs en retraite d’ici 2030 dans l’ESR. Dans un scénario haut, cette augmentation atteindrait +50 % pour les enseignants-chercheurs et +38 % pour l’ensemble des enseignants titulaires entre 2022 et 2030(1).

Un effort de recrutement critique

Pour simplement maintenir le taux d’encadrement actuel des étudiants, le rythme de recrutement des enseignants titulaires devra être multiplié par 1,24 en moyenne sur la période 2023-2030, et par 1,75 dans les disciplines scientifiques, où la situation est plus critique encore.

Un financement sous contrainte

Parallèlement, le financement public se resserre. La Dépense Intérieure d’Éducation (DIE) pour le supérieur, qui s’élevait à 43 Mds € en 2023, a marqué un recul de 0,4 % sur un an(2), signalant une pression budgétaire dans un contexte de besoins humains et matériels croissants.

Pendant ce temps-là, les avancées de la technologie sont énormes notamment avec l’irruption de l’Intelligence Artificielle Générative (IAG) qui agit comme un puissant catalyseur de transformation, imposant des défis pédagogiques, éthiques et stratégiques.

Or cette technologie, en voie d’adoption rapide, génère paradoxalement une perception ambivalente. Ainsi l’IA est déjà massivement adoptée par les jeunes, avec 74 % des 18-24 ans qui l’utilisent, alors que simultanément, elle est perçue comme un risque majeur par plus de 90 % des acteurs de l’ESR, qui craignent un impact délétère sur les capacités cognitives et l’esprit critique(3). La mission des établissements se dédouble. Ils doivent former tous les étudiants à un usage raisonné et éthique de l’IA, tout en construisant des formations spécifiques pour répondre aux besoins de compétences de la Nation.

Se posent enfin deux questions cruciales pour notre futur : la question de la souveraineté qui va de pair avec celle du financement. Le marché de l’IA étant dominé par des acteurs privés étrangers, l’enjeu de la souveraineté est directement lié à celui des financements publics de notre recherche et des projets émergents.

L’État devrait à la fois financer un accès sécurisé à des modèles d’IA, de préférence ouverts et frugaux, pour l’ensemble des personnels et des étudiants, et développer des data centers dédiés pour permettre une inférence souveraine des modèles d’IA et garantir une adoption pérenne et maîtrisée.

Trois scénarios pour l’ESR français à l’horizon 2030

Sur la base du contexte précédemment établi, trois trajectoires principales se dessinent pour l’avenir de l’ESR français. Chacune de ces visions alternatives pour 2030 repose sur des logiques de gouvernance, de financement et d’innovation distinctes, avec des implications profondes sur le rôle de l’enseignement supérieur dans la société et son positionnement international.

Vers un modèle public robuste et inclusif

Cette trajectoire repose sur la consolidation d’un système public fort et cohérent, soutenu par une politique européenne coordonnée. L’ESR public tire parti de la diversité de ses offres pour se positionner comme le moteur principal des transitions écologique et numérique, garantissant un accès équitable à une formation de haute qualité.

Gouvernance et financement :

Ce modèle implique un investissement public pérenne et ambitieux, en particulier dans les secteurs de recherche clés (IA, énergie, santé). Le financement, majoritairement public (plus de 85-90 %), s’inspirerait des modèles allemands ou scandinaves pour garantir la stabilité et la vision à long terme.

Innovation pédagogique :

L’innovation est pilotée par le secteur public, qui favorise la mutualisation systématique des outils et des bonnes pratiques, notamment en matière d’IA. Cette approche vise à réduire les inégalités entre établissements et à garantir une diffusion homogène des avancées pédagogiques.

Positionnement international :

Le rayonnement scientifique de la France est renforcé, capitalisant sur sa force reconnue dans les collaborations internationales (63 % de co-publications). Une politique européenne forte et coordonnée sert de levier pour affirmer son influence académique mondiale.

Un modèle fragmenté et concurrentiel

Dans cette trajectoire, la concurrence privée s’intensifie, entraînant une fragmentation du système. La sélectivité sociale et territoriale augmente, tandis que le service public universitaire, moins financé et moins cohérent, voit sa mission et sa liberté académique s’éroder.

Gouvernance et financement :

La gouvernance devient moins cohérente, avec une dépendance croissante envers les financements privés. Ce modèle se rapprocherait de celui de pays comme les États-Unis ou le Royaume-Uni, où la part du financement privé dépasse 60-70 %, créant un marché de l’éducation très compétitif.

Innovation pédagogique :

L’innovation est principalement tirée par des acteurs privés (EdTech) et par la compétition entre établissements. Ce dynamisme risque cependant de creuser les inégalités d’accès aux nouvelles technologies et aux pédagogies de pointe, créant un système à plusieurs vitesses.

Positionnement international :

Le positionnement international devient dual : quelques établissements d’élite, très attractifs et compétitifs, coexistent avec un système global affaibli, perdant en cohérence et en attractivité moyenne sur la scène mondiale.

Un modèle hybride pragmatique

Cette voie n’est pas un simple statu quo, mais une stratégie délibérée qui conjugue une autonomie renforcée des établissements, une intégration agile de l’innovation technologique et des partenariats stratégiques public-privé. L’objectif est de consolider le rôle sociétal et scientifique de l’ESR en optimisant les synergies existantes.

Gouvernance et financement :

La gouvernance est basée sur l’agilité et les partenariats stratégiques, y compris avec les collectivités territoriales. Le financement reste mixte, s’appuyant sur le modèle actuel français (~79 % public, ~21 % privé(4)), tout en cherchant à maximiser l’efficacité des collaborations par un pilotage fin.

Innovation pédagogique :

L’innovation naît de la co-construction entre acteurs publics et privés. Ce modèle capitalise sur la force française en matière de co-publications public-privé (3e rang mondial) pour créer des synergies vertueuses comme les formations hybrides ou les doctorats industriels européens.

Positionnement international :

Ce scénario consolide le rôle de l’ESR comme moteur de la formation continue et comme lieu d’expérimentation pour la société. Sa pertinence sur la scène mondiale est renforcée par sa capacité à répondre de manière agile aux défis sociétaux et économiques.

Au-delà des divergences, un consensus se dégage sur des investissements structurants indispensables, quel que soit le scénario retenu. Ces investissements concernent prioritairement la transformation numérique, la transition écologique, l’accompagnement social des étudiants et le soutien à la mobilité internationale.

Pour y parvenir, une politique publique visionnaire est nécessaire. Elle devra optimiser la répartition des ressources entre l’éducation et la R&D, tout en renforçant les mécanismes d’efficience et d’évaluation pour maximiser l’impact de chaque euro investi. L’inaction comporterait des risques majeurs : une déperdition des talents vers l’étranger et une vulnérabilité accrue face aux ingérences technologiques et à la désinformation.

Face à l’ampleur de ces enjeux, la mission fondamentale de l’enseignement supérieur et de la recherche doit être réaffirmée. Plus que jamais, l’université doit s’imposer comme le lieu privilégié pour former non seulement aux technologies de demain, mais surtout aux compétences humaines irremplaçables que sont l’esprit critique, la créativité et la capacité à résoudre des problèmes complexes. C’est la condition sine qua non pour garantir sa pertinence, sa valeur ajoutée et sa souveraineté à l’horizon 2030.

[1] Etat de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en France, 2025
[2] Nous considérons ici les données en euros constants, aussi ce recul est essentiellement dû à l’effet prix.

[3] Rapport « IA et Enseignement Supérieur : Formation, Structuration et Appropriation par la Société », Pascal F., Taddei F., de Falco M., Gallié E-P., MESR, 2025
[4] OCDE

Publié le 14/10/2025

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Simone et les Robots